« Sauf incident majeur, il n’y aura pas de tension sur l’approvisionnement gazier cet hiver en Europe »

Publié le 20/01/2025

12 min

Publié le 20/01/2025

Temps de lecture : 12 min 12 min

Anne-Sophie Corbeau est chercheuse au Center on Global Energy Policy au sein de la School of International and Public Affairs de l’université de Columbia (États-Unis). Spécialiste des marchés du gaz naturel et de l’hydrogène, elle revient pour Gaz d’aujourd’hui sur l’hiver gazier, les risques sur la sécurité d’approvisionnement, la tension sur les prix du gaz mais aussi la difficile quête de compétitivité de l’industrie européenne avec le Clean Industrial Act qui doit être présenté à Bruxelles le 26 février. Alors que Donald Trump prêtera serment dans quelques heures, elle revient également sur les premières décisions que devrait prendre le nouveau président des États-Unis. 

Propos recueillis par Laura Icart

 

Ultra présente au moment de la crise énergétique, la question de l’approvisionnement énergétique s’invite-t-elle de nouveau dans l’hiver européen ?

Oui et non. Et dans les faits tous les pays ne sont pas impactés de la même manière. En France, par exemple nous sommes beaucoup moins concernés. L’arrêt des approvisionnements à l’Autriche, à la Slovaquie et dans une moindre mesure à la Hongrie via le transit ukrainien a été anticipé par les gaziers car nous savions que le contrat ne serait très certainement pas renouvelé. Mais ce sont des pays fortement dépendants du gaz russe sans être des très gros consommateurs de gaz qui ont préféré jusqu’au dernier moment, pour des raisons économiques, judiciaires (clauses dans les contrats) ou politiques, agir à l’opportunité. Les flux directs entre la Russie et l’Autriche avaient été arrêtés officiellement en novembre suite à une décision de Gazprom mais avaient continué dans les faits par voies détournées. En réalité, le vrai impact commence début janvier avec 15 milliards de mètres cubes en moins sur le marché et des prix qui commencent à faire le yo-yo. Depuis la crise, l’Europe a diversifié davantage ses approvisionnements pour assurer sa sécurité énergétique, mais la géopolitique mondiale et les tensions à l’est de l’Europe nous montrent toute la difficulté de l’exercice.

Doit-on craindre une pénurie de gaz cet hiver ?

À date, nous avons plus consommé que les précédents hivers, c’est certain. Mais en 2025, il y a plusieurs trains de gaz naturel liquéfié [Plaquemines, Corpus Christi et Tortue FLNG, NDLR] qui sont en train de démarrer, apportant encore davantage de volumes sur le marché, près de 25 millions de tonnes, même si les mises en route seront échelonnées et progressives. Et bien entendu nous ne sommes jamais à l’abri d’incidents affectant la production. A priori, sauf incident majeur, il n’y aura pas de tension sur l’approvisionnement gazier cet hiver en Europe. La seule chose qui apparaît comme probable aujourd’hui, c’est de finir l’hiver gazier [31 mars 2025 NDLR] avec des stocks plus bas que les hivers précédents [59 % au 31 mars 2024 en Europe, NDLR]. Avant la crise, nous terminions en moyenne les hivers avec des stockages gaziers encore remplis à hauteur de 35 à 40 %. Ils devraient être plus bas cette année, entraînant effectivement une hausse des prix au moment du remplissage, sachant qu’à la différence des autres années, nous devrons nous passer de gaz Russe par gazoduc et aller chercher le GNL sur le marché spot. Néanmoins, la demande en gaz a fortement baissé en Europe, ce qui pourrait finalement créer une forme d’équilibre, même avec un prix plus élevé.

« L’Europe recevait encore 15 % de gaz en provenance de Russie, soit environ 50 milliards de mètres cubes sur l’année 2024. »

Est-ce que l’Europe se passe aujourd’hui de gaz russe ?

L’Europe a très fortement diminué sa dépendance au gaz russe. Et de facto elle n’a pas eu le choix, puisque Vladimir Poutine a coupé le gaz. En 2024, l’Europe recevait encore 15 % de gaz en provenance de Russie, soit environ 50 milliards de mètres cubes. Aujourd’hui, en termes de gazoducs, il ne reste que TurkStream (15 milliards de mètres cubes) qui envoie encore du gaz de Russie dans l’UE et le GNL Russe. Le climat reste particulièrement tendu et des actions de sabotage sont régulièrement déjouées.

 

« Il faut avoir une gestion prudentielle mais ne pas inquiéter le marché en sous entendant que nous pourrions manquer de gaz, qui aurait pour principale conséquence de faire monter les prix. »

Doit-on craindre une surenchère des prix sur le marché ?

Le passage de 30 euros du MWh en début d’année 2024 autour de 40 à 45 euros à la fin de l’année était déjà clairement une anticipation de la fin du transit ukrainien. Effectivement, l’hiver est un peu plus froid que prévu et la demande a augmenté en fin d’année avec davantage de demande dans le secteur de l’électricité à cause des mauvaises performances de l’éolien. Mais encore une fois, nous sommes très loin d’une situation extrême, les niveaux de stockage sont simplement plus bas que les deux dernières années qui eux étaient très hauts. Il faut avoir une gestion prudentielle mais ne pas inquiéter le marché en sous entendant que nous pourrions manquer de gaz, qui aurait pour principale conséquence de faire monter les prix. Ce qui est certain c’est qu’à la fin de l’hiver gazier, le niveau de stockage sera plus bas que les hivers  précédents et Bruxelles impose un objectif de 90 % au 1er novembre (2025), donc très logiquement tous les pays européens vont vouloir remplir leur stockage en même temps, ce qui pourrait ajouter de la tension sur l’offre et donc une surenchère sur les prix. La difficulté que nous avons aujourd’hui c’est que nous avons figé quasiment les trois piliers qui permettaient d’apporter de la flexibilité sur le marché global en Europe : les interactions entre le GNL et le gaz russe sont aujourd’hui quasi inexistantes, l’interaction moindre entre la demande de gaz et de charbon au niveau des centrales à cycle combiné et le remplissage des stockages désormais sous contrainte tant dans le volume à atteindre que dans la date.

« L’Union européenne, c’est notre force et notre faiblesse à la fois. »

L’Union européenne est elle trop attentiste par rapport à ses concurrents internationaux ?

L’Union européenne, c’est notre force et notre faiblesse à la fois. C’est une force finalement d’avoir beaucoup de compétences, de ressources, de diversité dans le développement des technologies car cela ouvre mille champs des possibles pour les mettre en place. Mais c’est aussi notre faiblesse parce que justement cette diversité de règles fiscales, réglementaires et législatives nous ralentit considérablement quand d’autres pays comme la Chine et les États-Unis démarrent leurs projets alors même que nous sommes occupés à déposer des dossiers. La réalité, et c’est flagrant sur l’hydrogène, c’est que la montagne administrative à parcourir pour obtenir des subventions nécessite du temps et des ressources humaines et n’est pas à la portée de la majorité des PME innovantes du continent. Et il y a aussi une tendance de l’Europe à jouer contre elle-même avec son obsession de la concurrence. À force de vouloir absolument créer une compétition entre les entreprises et entre les États, nous n’avons plus de géant européen, nous les avons morcelés jusqu’à les détruire. Nous n’avons plus de géants capables de lutter contre les géants chinois et américains. Et nous avons en Europe ce culte à outrance du marché.

Le décarbonation doit-elle primer sur tout ?

Ce qui est important à comprendre c’est que la décarbonation ne doit pas se faire au prix de la fin de notre outil industriel. Être les premiers à être zéro émission est un très bel objectif mais il doit se faire en corrélation avec une industrie forte. Aujourd’hui, non seulement les projets sont extrêmement longs à se mettre en place mais en plus on met en place des incitations fiscales pour détruire les capacités fossiles, on ne développe pas les alternatives assez rapidement et à des coûts abordables – sans compter que certains pays essaient de boucler les budgets avec la fiscalité sur l’électricité. Cette politique ne fonctionne que si tout le monde avance au même rythme or nous voyons bien que ce n’est pas le cas. La Chine développe tout en même temps, du charbon et du solaire. Le problème de l’Europe, c’est un excès de régulation qui pénalise en premier lieu nos entreprises.

 

« Aujourd’hui, en matière d’investissement dans l’innovation dans les technologies de pointes, c’est un fossé qui sépare l’Europe des États-Unis et de la Chine. »

Quelles sont les pistes pour rendre l’Union européenne davantage compétitive ?

Il faut ne pas avoir peur de faire grand. Il ne faut pas craindre de simplifier. Et je vais citer comme à peu près tout le monde depuis sa publication en septembre le rapport de Mario Draghi qui rappelle l’importance de renouer transition et compétitivité et pour cela l’Union européenne doit assumer de faire un peu de protectionnisme. Aujourd’hui, en matière d’investissement dans l’innovation dans les technologies de pointes, c’est un fossé qui sépare l’Europe des États-Unis et de la Chine. L’Europe est capable de prendre des décisions rapidement, nous l’avons vu lors de la pandémie de Covid 19 avec les vaccins ou pendant la crise énergétique de 2022 pour la régulation sur le stockage, mais pour cela il faut qu’elle soit au pied du mur. Sur l’industrie comme sur l’innovation, l’Europe s’est figée. Aujourd’hui, la question du prix de l’énergie, gaz et électricité, est centrale car quelque part elle conditionne nos processus de décarbonation qui seront extrêmement coûteux et qui sont ralentis par deux choses à l’heure actuelle : un prix de l’énergie non compétitif et une demande pas encore au rendez-vous. Et c’est une équation d’une grande complexité car c’est un frein évidement pour l’Europe face à des concurrents internationaux.

« Si l’on veut accélérer la décarbonation, miser tout sur le marché en espérant qu’il se régule seul est un pari risqué. »

Assiste-t-on au retour des contrats à long terme en Europe ?

Dans les faits, pas vraiment. Pendant la crise, il y a eu cette volonté de revenir à une sécurisation des approvisionnements, mais seulement quelques compagnies ont signé des contrats long terme [en moyenne entre 15 et 20 ans, NDLR] liés à des prix spots. Aujourd’hui, tout n’est pas si clair et certains remettent en cause la libéralisation et voudraient revenir à un marché administré. Il est vrai que si l’on veut accélérer la décarbonation, miser tout sur le marché en espérant qu’il se régule seul est un pari risqué. Le contrat à long terme, késako ?  Pour donner un exemple concret, TotalEnergies, EDF ou Engie en tant qu’acteurs globaux souscrivent avec n’importe quelle entreprise un volume de GNL inscrit dans leur contrat. C’est à elle et à elle seule de choisir si elle ramène le GNL en Europe pour répondre à ses besoins ou si pour une autre raison, notamment une offre de marché plus attractive, elle choisit de le laisser aller en Asie. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les opérateurs font ce qu’ils veulent. Ce ne sont pas les États qui décident, sauf peut être en cas d’entreprises nationalisées.

Donald Trump sera officiellement investi ce 20 janvier. Que faut-il attendre de la politique américaine en matière d’énergie ? Un forage à tout va ?

Donald Trump est avant tout le roi du bluff et de l’exagération. Ce qui est certain c’est qu’il va faciliter la vie de l’industrie américaine et des énergies fossiles. Mais l’industrie réagit avant tout au prix du marché, donc si les pour une raison X ou Y il baisse, cela forera moins. Tout comme ses objectifs de diviser par deux les prix du pétrole et du gaz sont complètement irréalistes et auraient pour principale conséquence de plomber sa propre industrie pétrolière et gazière. Bien évidemment, il va mettre fin à la « pause Biden » maisil  ne pourra pas non plus lancer n’importe quel projet d’exportation de GNL car ces nouveaux projets impliquent d’avoir des clients et des contrats. C’est pour cela que Trump a les yeux tournés vers l’Europe, mais cela reste complexe car la grande diversité de gouvernance des États dans le domaine énergétique, avec peu d’entreprises nationalisées, relève davantage de la négociation commerciale avec des entreprises qu’avec des pays. Qui plus est, la guerre en Ukraine et les récentes sanctions décidées par l’administration Biden pourraient réduire les marges de manœuvres du nouveau président américain. En, résumé, je dirais que le premier effet de la politique de Trump en matière d’énergie c’est le dégel pour l’industrie américain de nouveaux projets. Et une volonté affichée de Trump d’augmenter les volumes de GNL dans les contrats à long terme en direction des pays européens, même si, dans les faits, rien ne garantit que ce gaz aille bien en Europe. En revanche, ce qui apparaît évident c’est que nous aurons plus de GNL américain en Europe en 2025.