« Il y a la France des grandes métropoles et la France des territoires ruraux et péri-urbains ! Il y a des territoires qui bénéficient de toutes les ressources et d’autres qui n’en ont aucune ! »

Publié le 03/01/2020

5 min

Publié le 03/01/2020

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3 questions à…

Eric Le Breton, sociologue

Sociologue à l’université de Rennes 2 et spécialiste de la mobilité, Eric Le Breton est l’auteur de Bouger pour s’en sortir (Armand Colin, 2005), de Mobilité et société dispersée, une approche sociologique (L’Harmattan, 2016) et plus récemment de Mobilité, la fin du rêve ? (Apogée, 2019). Il revient pour Gaz d’aujourd’hui sur la notion de la mobilité du quotidien, celle qui impacte directement la vie des gens et qui est profondément liée aux mutations et aux évolutions de notre société.

Propos recueillis par Laura Icart

 

Nous avons tendance à réduire la mobilité à la seule question des transports. Comment le sociologue que vous êtes définit la mobilité ?

L’idée de la mobilité a été évoquée pour la première fois en 1973 par un géographe américain, Wilbur Zelinsky. En France, ce concept a été traduit dans les sciences humaines et sociales comme « un tournant des mobilités », avec l’idée que nos sociétés sont transformées par la mobilité. Notre pays a considérablement évolué sur cette question à partir de 1950 où la mobilité est vraiment entrée dans notre vie quotidienne : tout à la fois résidentielle, virtuelle (télévision, radio, téléphone, ordinateur, smartphone) et surtout quotidienne. Si les pratiques sont différentes selon les individus mais elles impactent durablement notre quotidien, nos villes, nos fonctionnements politiques. Parmi toutes ces formes de mobilité, celle liée au transport en est une petite partie.

Vous intervenez régulièrement sur les questions de mobilité et d’inégalités sociales, ce qu’on appelle plus communément « la mobilité inclusive ». En quoi les deux sont-elles intimement liées ?

L’expression de « mobilité inclusive » désigne les relations entre l’intégration sociale d’une personne et ses pratiques de mobilité quotidienne. L’idée est que la précarité sociale engendrerait des mobilités limitées et limitantes. Il y a deux catégories d’individus : ceux aux pratiques de mobilité très importantes qui vivent sur des territoires équipés et connectés et, à l’autre extrémité, ceux que j’appelle « les insulaires », des individus « prisonniers » de leurs territoires de vie. Un tiers de la population environ vit prisonnier de son territoire quotidien (les pauvres, les séniors, les handicapés, les immigrés…), en partie parce qu’ils n’ont pas un ensemble de codes inhérents à la mobilité, dans un société devenue extrêmement mobile. Quinze millions de Français relèvent de la mobilité inclusive, certains plus que d’autres. On peut citer des jeunes diplômés qui doivent refuser un emploi faute de pouvoir y accéder dans des milieux isolés. Nous gérons la mobilité et le transport sur un schéma qui a été initié au cours des années 70 et qui ne correspond plus aux fondamentaux de notre société, puisqu’en 50 ans les territoires de vie ont été profondément transformés et avec eux la situation économique, l’organisation de l’espace et la définition même du travail. Il est important aujourd’hui de consacrer l’argent public à développer la mobilité sur des territoires qui en ont profondément besoin. La mobilité inclusive est évoquée dans la loi d’orientation des mobilités [promulguée le 24 décembre 2019, NDLR]. Il y a des possibilités intéressantes dans cette loi, même s’il reste à connaître les moyens financiers qui seront alloués derrière. La création sur l’ensemble du territoire des autorités organisatrices de la mobilité (AOM) est une bonne nouvelle, car elles vont créer des capacités politiques de décision à une échelle locale et permettre à l’ensemble des citoyens de vivre une mobilité choisie et non subie. C’est un droit pour tous !

Dans un contexte social agité, notamment après la crise des « gilets jaunes » et à quelques semaines des élections municipales, en quoi la question de la mobilité est centrale dans notre société ?

C’est une nouvelle zone d’inégalités très fortes qui se construit autour des mobilités et des immobilités. Entre ceux qui vivent une mobilité confortable et libre et ceux qui a contrario la subisse ! Pour la mobilité, pour les infrastructures de transport, il y a la France des grandes métropoles et la France des territoires ruraux et péri-urbains, il y a des territoires qui bénéficient de toutes les ressources et d’autres qui n’en ont aucune. Le budget de transport d’un Parisien est 50 % moins cher qu’un habitant d’une zone rurale [moins de 10 % pour un Parisien, plus de 20 % pour les ruraux]. Et c’est une réalité très concrète sur nos territoires où la SNCF a fait disparaître des TER, où les conseils départementaux ont réduit considérablement les autocars. La crise des « gilets jaunes » a fait éclater la très forte fracture territoriale en termes de mobilité dans notre pays, a mis en exergue ces territoires où la voiture est la seule alternative. Certes, la place de la voiture régresse dans les métropoles, mais elle augmente dans les territoires ruraux et péri-urbains. C’est pourtant là que les véritables enjeux en termes de mobilité se jouent ! C’est là qu’il faut poser les jalons d’une vraie politique de mobilité, c’est d’ailleurs l’un des enjeux clés des prochaines municipales à mon sens ! Il faut proposer des alternatives à la voiture qui pose des problèmes écologiques et qui impacte le porte-monnaie des Français. Il faut investir dans l’innovation, dans les mobilités douces, mettre en place des systèmes de covoiturage, en somme : aller vers plus d’intelligence collective.

Crédit : D.R.