« Nous sommes prêts et engagés pour le changement mais il doit être fait avec pragmatisme et bon sens au service du monde paysan »

Publié le 08/02/2024

8 min

Publié le 08/02/2024

Temps de lecture : 8 min 8 min

Le monde agricole est en colère. Depuis une quinzaine de jours, des milliers d’agriculteurs ont exprimé leur désarroi partout dans le pays. Signe d’un ras-le-bol généralisé et d’une crise bien plus profonde au constat accablant : la majorité de nos agriculteurs ne vivent pas de leur métier. Un travail difficile, éprouvant, en proie à toutes les évolutions et transitions : environnementales, sociétales, économiques et techniques. Un métier exigeant sur qui repose, ni plus ni moins, notre souveraineté alimentaire. Gaz d’aujourd’hui est allé à la rencontre de Francis Claudepierre,  éleveur laitier, ( 120 vaches laitières avec une activité de transformation en fromage), converti en bio depuis une vingtaine d’années,  installé en gaec avec son épouse et un de ses fils, en Lorraine. Un agriculteur pionnier et engagé, producteur de biogaz depuis vingt-deux ans, d’hydroélectricité depuis quatre ans, ancien président des Agriculteurs méthaniseurs de France et toujours président de Trame. Il revient sur le bon sens paysan, sur ses attentes et ses craintes, notamment pour transmettre une « vie de travail et d’engagements » pour nourrir les hommes, entretenir la terre et innover au bénéfice des générations futures.

Propos recueillis par Laura Icart

 

Depuis plusieurs jours, la colère gronde dans le monde agricole. Une colère que vous partagez ?

Je partage la colère mais aussi la fierté de mener une lutte une lutte majoritairement pacifique dans le respect des biens et des personnes. Nous sommes fiers d’être agriculteurs. Un métier passion, un métier vocation ancré dans nos territoires. J’ai été très touché par le terrible drame qui a eu lieu en Ariège [le 23 janvier, une agricultrice et sa fille sont décédées sur un barrage à Pamiers, NDLR] mais aussi par les marques de soutien et d’affection des Français  attachés à la ruralité sur les routes, dans nos fermes. Nous ne sommes  pas contre les transitions et l’agroécologie, bien au contraire, chacun doit faire sa part, mais l’écologie punitive galope et l’écologie incitative régresse. Nous sommes prêts et engagés pour le changement mais il doit être fait avec pragmatisme et bon sens au service du monde paysan. Cela doit être compris en premier lieu par nos gouvernants qui doivent agir pour maintenir une agriculture nourricière, qualitative, pragmatique et rémunératrice pour les agriculteurs et qui donne à nos jeunes l’envie de s’installer. Compris par tous ceux qui, du champ à l’assiette, ne jouent pas toujours le jeu d’une rémunération juste et équitable. Mais aussi par les Français qui doivent comprendre qu’une alimentation de qualité est le fruit d’une agriculture de qualité et que celle-ci a un coût. Il faut qu’il y ait une prise de conscience collective. Il faut redynamiser les circuits courts, voire même les prioriser plutôt que d’aller acheter des produits  à la qualité discutable et à l’impact carbone désastreux à l’autre bout du monde. On ne peut pas demander aux agriculteurs français d’être toujours plus « clean », de dynamiser les territoires ruraux tout en produisant « pour rien ». Par exemple, il y a cinq ans, le GAEC a investi plus d’un million d’euro dans un bâtiment d’élevage pour être conforme aux exigences actuelles sur le bien-être animal [une stabulation de 12 M2 contre 7 habituellement NDLR] et améliorer les conditions de travail des associés et des salariés.

« Comment imaginer que des jeunes veuillent reprendre des exploitations, en sachant tout ce que cela implique de pénibilité et de sacrifice, si même la simple transmission est déjà un casse-tête. »

Justement, le 1er février, le Premier ministre a exposé un ensemble de mesures et d’actions du gouvernement pour répondre à la crise. Qu’en pensez-vous ?

Le gouvernement a pris me semble-t-il cette crise au sérieux avec des mesures fortes, même si je regrette que pour des agriculteurs déjà engagés dans les transitions, comme moi, il n’y ait pas de mesures pour accompagner davantage encore le développement des énergies renouvelables. Que c’est long et compliqué aujourd’hui de mettre en place un méthaniseur, une éolienne, un barrage sur un court d’eau, même en respectant tout ce que la loi impose ! Cela paraît presque plus simple de continuer à utiliser de l’énergie fossile et d’acheter l’électricité de l’atome. Que c’est compliqué d’épandre de l’engrais organique ! Alors que c’est si simple et si discret d’épandre de l’engrais minéral ou de synthèse. Et je ne parle même pas de récupérer des crédits carbone sur nos pratiques vertueuses, de l’ordre de l’insurmontable aujourd’hui. Alors c’est vrai que pour ceux qui se sont déjà engagés dans ces pratiques et qui les font vivre au quotidien, il n’y a pas de valorisation du travail  déjà accompli et en cela, c’est une déception. La mise en pause du plan Écophyto, même si je reconnais que nous n’avons pas toutes les solutions, c’est plutôt soutenir ceux qui ne se sont pas engagés  dans les transitons, plutôt que d’encourager ceux qui les ont accompagnées. Après, il fallait agir sur la concurrence déloyale, sur la surcharge administrative, sur les clauses miroirs. C’est inacceptable de demander aux agriculteurs français de produire avec des règles et d’importer des produits résultants de pratiques interdites en France. Les règles doivent être identiques pour tout le monde. Il faut redonner de la valeur et du revenu au métier d’agriculteur et cela passe par une « vraie » application de la loi Egalim mais aussi par un engagement de l’État qui subventionne l’agriculture biologique d’un côté mais qui n’en achète pas dans les restaurations dont il a la responsabilité : des hôpitaux, des collèges, des administrations… Et il y a la question essentielle de la transmission. Cela fait plusieurs mois que je m’y atèle en y consacrant toutes mes matinées. Toutes mes matinées pour faire des démarches administratives, on marche littéralement sur la tête ! Comment imaginer que des jeunes veuillent reprendre des exploitations, en sachant tout ce que cela implique de pénibilité et de sacrifice, si même la simple transmission est déjà un casse-tête. C’est impensable qu’il faille autant de temps à faire des démarches alors que nous perdons chaque année des milliers d’exploitations agricoles, faute de reprise. J’espère que les mesures proposées prouveront leur efficacité. Et puis il y aussi des réalités de territoires non évoquées, je pense notamment aux grands prédateurs comme le loup.

La mise en pause du plan Écophyto, même si je reconnais que nous n’avons pas toutes les solutions, c’est plutôt soutenir ceux qui ne se sont pas engagés  dans les transitons, plutôt que d’encourager ceux qui les ont accompagnées.

Il y a 20 ans, vous avez également fait le choix de vous convertir en bio, de produire du biogaz et de l’engrais. Un choix gagnant, selon vous ?

Un choix de logique et de conviction. L’installation d’un méthaniseur est allée de pair avec ma conversion en agriculture biologique. Le digestat [fertilisant organique issu de la méthanisation, NDLR] m’a permis de ne plus utiliser d’engrais de synthèse et on a cherché plus d’autonomie protéinique avec du séchage en grange assurée par la chaleur de notre cogénération et des pratiques culturales différentes impliquant davantage de rotations. Nous avons mis entre sept et huit ans pour retrouver les rendements que nous avions lorsque nous étions en agriculture conventionnelle avec une production laitière moins importante puisque nous avons fait le choix de ne pas donner une ration de soja exporté, le choix de ne pas contribuer à la déforestation de la planète ! Aujourd’hui, nous sommes autonomes en engrais et nos terres sont plus qualitatives. Bien sûr, il nous apparaît toujours aussi aberrant que ce soit des algorithmes derrières des bureaux qui disent à des paysans la meilleure date d’épandage pour leurs champs en dépit du bon sens parfois. Avec ma cogénération, je produis 3 millions de kWh d’électricité réinjectés sur le réseau d’Enedis, soit l’équivalent de la consommation de 500 foyers. L’investissement a été rentabilisé au bout de huit ans, j’ai ensuite réinvesti l’argent gagné grâce à la vente d’électricité dans un petit barrage hydroélectrique sur la Meurthe avec lequel on produit environ 1 million de kW annuels, soit l’alimentation en électricité de plus de 200 foyers. Beaucoup de travail a été engagé pour créer un cercle vertueux dans le respect de la nature et dans une logique d’économie circulaire et je trouve particulièrement dommage, à l’heure de l’urgence climatique, que l’État abandonne la cogénération alors même qu’elle a permis à beaucoup d’entre nous de faire évoluer nos pratiques.

En France, près de 100 000 exploitations ont disparu entre 2010 et 2020, selon le recensement décennal organisé par le ministère de l’Agriculture, principalement de l’élevage. Elles seraient moins de 390 000 dans notre pays.