« Transformer la transition énergétique en opportunité de réindustrialiser la France »

Publié le 04/04/2021

16 min

Publié le 04/04/2021

Temps de lecture : 16 min 16 min

Indispensable allié de la transition énergétique, le monde industriel développe les solutions innovantes qui demain contribueront à la décarbonation de nos économies. Le secteur de l’énergie y joue un rôle majeur. Gaz d’aujourd’hui a demandé à Aurélie Picart, déléguée générale du comité stratégique de filière « Nouveaux systèmes énergétiques » (NSE) d’évoquer les grands enjeux de la filière française des industries des nouveaux systèmes énergétiques, les avancées et les défis à relever, notamment dans le secteur des gaz verts, alors que le contrat stratégique de filière fêtera ses deux ans le 19 mai prochain.

Propos recueillis par Laura Icart

 

Le contrat de filière des « Nouveaux systèmes énergétiques » a été signé le 19 mai 2019. Quel en est l’esprit ?

Notre comité stratégique de filière NSE est important en raison de l’accélération de la transition énergétique qui engendre une transformation rapide et profonde pour notre tissu industriel et social. Il couvre plus de 15 000 entreprises, représentant plus de 250 000 emplois et un chiffre d’affaires dépassant 45 milliards d’euros. Son rôle est essentiel dans l’atteinte de l’objectif ambitieux fixé par la France, à savoir la neutralité carbone en 2050. Pour y parvenir, la France a fixé plusieurs priorités et objectifs dans la stratégie nationale bas carbone (SNBC) et dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Notre comité stratégique de filière a pour ambition de constituer le pendant industriel de la PPE, pour faire de la transition énergétique un levier de réindustrialisation sur nos territoires. Notre objectif est de définir comment créer cette valeur industrielle et la déployer sur l’ensemble de la filière en s’appuyant sur les atouts de chacun : l’implication forte et la force de frappe des grands groupes et entreprises de taille intermédiaires (ETI), l’agilité des hommes et des outils industriels des ETI, PME et start-ups. Notre approche s’inscrit dans une démarche d’intérêt général en fédérant le maximum d‘acteurs autour de deux ambitions communes pour la transition énergétique : préserver le pouvoir d’achat et créer de l’activité industrielle. Pour y parvenir, il faut non seulement rendre les offres d’énergies décarbonées plus compétitives, en créant cet effet d’échelle via la massification de la demande – plus concrètement passer du démonstrateur à l’industrialisation -, mais aussi mener un travail de fond autour de l’efficacité énergétique et du pilotage de la demande pour diminuer les consommations. En France, si nous avons le potentiel d’innovation et le savoir-faire technologique pour faire émerger des solutions innovantes, il s’agit aujourd’hui, en pleine synergie avec l’Union européenne, de les déployer rapidement à grand échelle pour en diminuer rapidement les coûts et participer à cette course mondiale qui s’est engagée. Cette course s’est fortement intensifiée avec cette crise pandémique qui a remis la souveraineté industrielle au cœur du débat public.

Quels sont ces principaux axes de travail ?

Les travaux du CSF NSE couvrent les secteurs des énergies renouvelables, du stockage, de l’efficacité énergétique et des réseaux énergétiques. L’Europe, les PME et ETI, la recherche, l’international et les compétences sont au cœur de notre dynamique et sont abordés de manière transverse. Le contrat de filière s’organise autour de quatre axes. Notre premier axe, et il est central, doit nous permettre de créer le plus rapidement possible une offre d’énergie décarbonée compétitive. Pour cela nous travaillons sur l’hydrogène décarboné, la méthanisation, le déploiement de l’éolien en mer et la chaleur renouvelable et de récupération. Le deuxième axe vise à développer l’efficacité énergétique en s’appuyant sur la transition numérique et les smart grids pour développer des services optimisés pour, par exemple, faciliter la massification les rénovations, notamment des bâtiments publics, dans une logique de performance énergétique. Le troisième axe porte plus spécifiquement sur les filières solaires photovoltaïques et les batteries, avec l’idée d’une reconquête industrielle en créant les conditions sine qua none pour faire émerger une offre compétitive implantée en France. Enfin, le dernier axe volontairement fédérateur nous incite à plus de mutualisation dans nos réflexions, dans nos projets pour une meilleure connaissance et une plus grande anticipation des besoins à venir, qu’ils soient d’ordre réglementaire, logistique, technologique ou qu’il s’agisse des compétences dont nous aurons besoin demain pour accompagner cette transition et nos nouvelles filières industrielles. Aujourd’hui, plus de 300 contributeurs participent de manière régulière à nos travaux. C’est une vraie fierté de voir le dynamisme des acteurs des nouveaux systèmes énergétiques, qui reflète également à mon sens le caractère majeur de la transition dans nos modes de vie. Grâce à cette mobilisation importante, aujourd’hui nous avons finalisé plus de la moitié des engagements pris en 2019.

L’année 2020 semble avoir été une véritable année de rupture, particulièrement pour la structuration d’une filière française de l’hydrogène décarboné qui va bénéficier de 7,2 milliards d’euros d’ici à 2030. Mais aussi en Europe avec une stratégie dédiée et d’importants financements alloués dans le cadre du Green Deal…

Incontestablement 2020 a été une année de rupture ! La crise de la Covid 19 a peut-être souligné plus qu’aucune autre la nécessité de renforcer notre souveraineté industrielle en France et en Europe, alors même que l’Union européenne a décidé d’accélérer la transition énergétique. Ces deux orientations majeures, industrielle et énergétique, représentent une véritable opportunité de positionner notre industrie française de manière stratégique et de lui donner une réelle dimension à l’international. C’est vrai pour les gaz verts avec de plus en plus d’entreprises françaises qui exportent leur savoir-faire, parfois unique au monde, et c’est particulièrement vrai pour l’hydrogène où la dynamique est bel et bien lancée. C’est maintenant que se construit pour la France la possibilité de devenir un acteur de premier plan sur le marché industriel de l’hydrogène décarboné. Depuis le lancement du CSF « Nouveaux systèmes énergétiques », nous avons mené conjointement avec France Hydrogène un travail sur la massification de la demande pour entraîner de facto une baisse des coûts. À ce titre, nous avons été un partenaire important de l’État dans l’élaboration du plan hydrogène [annoncé en septembre dernier, NDLR]. Ce plan, et cela a été explicitement rappelé par le ministre de l’Économie, des finances et de la relance lors du premier conseil national de l’hydrogène, nous place parmi les pays les plus en pointe dans le monde en termes de projets, de dispositifs de pilotage et bien évidemment de moyens financiers alloués. Cependant les vrais challenges sont de créer un modèle européen pour positionner notre industrie sur le sujet au niveau mondial, notamment grâce à un déploiement bien orchestré, il s’agit également d’inscrire dans la durée les succès industriels.

Quel rôle a le CSF NSE dans la mise en œuvre de ce plan ?

Un rôle d’accompagnement important. Notre objectif reste d’accompagner la baisse des coûts de nos technologies via les économies d’échelle et donc de travailler la massification de la demande. Pour y parvenir, le CSF travaille en particulier sur les usages industriels et énergétiques en lien avec les CSF correspondants, sur trois points essentiels. Le premier est l’accompagnement des grands projets (IPCEI ou nationaux) avec une approche collective des porteurs de ces projets. Ces travaux nous ont permis d’identifier des bassins de grande production et consommation d’hydrogène. Le deuxième point est d’articuler ces projets avec les acteurs de la mobilité et de la distribution pour tirer profit des synergies sur ces bassins, et ce en lien avec les collectivités, les acteurs de la mobilité et France Hydrogène Le troisième consiste à travailler la dimension internationale du plan hydrogène, tant sur les questions d’export de nos technologies que de transport de l’hydrogène. Nous menons ces travaux en lien étroit avec le Conseil national de l’hydrogène.

Le CSF s’est fixé une feuille de route dédiée à la méthanisation. Quels sont les grands leviers de compétitivité qui ont été identifiés ?

Les acteurs de la méthanisation se sont fortement investis et mobilisés dans le CSF NSE, convaincus du potentiel industriel de la méthanisation porté par de nombreux usages et une forte dynamique en France. Je tiens à remercier tous ceux qui travaillent activement à la mise en œuvre de notre feuille de route partagée. Nous avons six groupes de travail dédiés : externalités positives, industrialisation, contenu local, innovation, financement et acceptabilité. Les travaux issus de ces groupes visent tous à rendre la méthanisation plus compétitive tout en développant l’activité industrielle qui lui est liée. Le comité de filière s’est fixé une feuille de route, non exhaustive, pour atteindre à horizon 2030 une baisse de l’ordre de 30 % des coûts de production et créer les conditions de sa pérennisation sur nos territoires. Les travaux portent sur les leviers à actionner sur toute la chaîne de valeur de la méthanisation : optimisation de la maintenance, amélioration du procédé de méthanisation, intrants, démarche qualité… L’approche partenariale avec différentes parties prenantes, notamment agricoles, industries des déchets, de l’eau ou de l’agroalimentaire est indéniablement un levier essentiel, que nous avons intégré à nos travaux.

La filière française du biogaz englobe un écosystème industriel de près de 500 entreprises innovantes qui s’est développé. Comment le CSF accompagne ce potentiel d’innovations ?

Le CSF est focalisé sur l’industrie, qui s’appuie certes sur l’innovation mais notre préoccupation première est que les innovations ne restent pas de simples démonstrateurs mais bien des produits largement commercialisés. Nous accompagnons donc le potentiel industriel avant tout. Nous avons lancé en 2019 un appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour nous permettre de recenser et d’encourager l’émergence de projets structurants et innovants pour la filière et recueillir leurs besoins [financiers, techniques ou encore réglementaires, NDLR] pour contribuer à accélérer leur mise sur le marché et arriver progressivement à optimiser les coûts de production. Nous avons reçu une centaine de réponses. Grâce à cette mobilisation, l’État a lancé un appel à projets doté de 20 millions d’euros auquel il est toujours possible de participer. Il y a également les « Challenges énergie » que le CSF a lancés l’année dernière [dans le domaine de l’aéronautique, NDLR] et qui ont pour objectif de proposer des opportunités business court terme à des acteurs industriels. Ils facilitent ainsi l’accès au marché de la transition énergétique. Aujourd’hui, grâce cette première édition, une vingtaine d’entreprises de l’aéronautique travaillent à leur diversification. Nombre des 250 entreprises de l’aéronautique participantes ont découvert à cette occasion le marché de la méthanisation. C’est une démarche que nous allons poursuivre en 2021 en élargissant le périmètre des industriels concernés. Je salue la mobilisation des industriels autour de l’AMI méthanisation ainsi que la grande réactivité et solidarité des grands groupes et ETI qui ont lancé les « Challenges énergie ».

Aujourd’hui, en France, les services rendus aux territoires par la méthanisation, aussi appelés « externalités positives » ne sont pas monétisés. Le CSF a mis en place un groupe de travail dédié à cette thématique. Quelles sont ces avancées et en quoi cette non reconnaissance pénalise la filière ?  

Il est important de mieux connaître les multiples services rendus ou « externalités positives » de la méthanisation (lutte contre le réchauffement climatique, création d’emplois, traitement optimisé des déchets organiques, catalyseur de pratiques agroécologiques…) pour comparer le coût de production du biogaz avec le coût de production du gaz naturel. Entre 2019 et 2021, le CSF a mené des travaux approfondis sur l’effet de la méthanisation sur les gaz à effet de serre selon différentes méthodologies d’analyse de cycle de vie ainsi que sur la qualité de l’eau. Le rapport du CSF sur l’impact de la méthanisation sur la qualité de l’eau a été publié début avril. Il synthétise les connaissances scientifiques actuelles sur le sujet.

Il est essentiel de développer au sein de la filière une acculturation au dialogue, avec les bons réflexes et outils, en partageant les expériences.

Comme d’autres filières EnR, la méthanisation peut rencontrer des problèmes d’acceptabilité sur nos territoires. Comment selon vous favorise-t-on cette appropriation locale des projets ?

Il est essentiel de développer au sein de la filière une acculturation au dialogue, avec les bons réflexes et outils, en partageant les expériences. Il est fondamental que chaque porteur de projet soit en mesure de (bien) dialoguer, très en amont, sur son projet, dans une démarche de concertation qui suscite la confiance des parties prenantes. Des dispositions réglementaires (code environnement) prévoient des « obligations » en termes d’information du public, mais elles viennent tardivement dans le processus d’élaboration des projets. Lorsqu’une réunion publique se met en place, les deux camps (partisans du projet et opposants) sont déjà constitués. Dans ce cas, les réunions publiques, où l’on peine, dans les faits, à véritablement distribuer la parole, ne font que figer l’état des forces en présence. Certaines régions (Grand Est, Occitanie, Hauts-de-France, Normandie…) ont mis en place des outils de concertation locale codifiant le dialogue territorial. Bien que ces initiatives soient récentes et donc que nous manquions de recul pour en mesurer l’efficacité, elles semblent très prometteuses. Afin de faciliter ces échanges, il est important de partager les retours d’expérience et les bonnes pratiques. C’est pourquoi le CSF aimerait tester la mise en place d’un comité national de suivi des enjeux relatifs à l’appropriation locale, en complémentarité avec les dispositifs existants régionaux.  

Le technicien qui change une chaudière, l’expert en électrochimie qui travaille sur la prochaine batterie, les employés des cimenteries ou aciéries qui vont basculer vers l’hydrogène décarboné sont des acteurs clés de la transition énergétique.

La transition énergétique conduit également à une évolution des métiers et à des besoins nouveaux. Comment travaillez-vous sur cette question de la formation et de la montée en compétences ?

Nous travaillons sur plusieurs sujets. Le premier consiste à aller chercher ces compétences et ces expertises dans notre tissu industriel existant, c’est la logique qui sous-tend les « Challenges énergie ». Le deuxième consiste à travailler l’évolution des formations sur la base d’une identification des besoins. Des travaux importants de prospective ont été menés sur l’hydrogène (par France Hydrogène) et sur la méthanisation (par le CSF). Ils mettent une problématique transverse sur la maintenance. Cette connaissance des besoins va désormais être utilisée pour orienter les formations. Enfin, il y a une question plus profonde sur la lecture des métiers qui participent à la transition énergétique. Très concrètement, le technicien qui change une chaudière, l’expert en électrochimie qui travaille sur la prochaine batterie, les employés des cimenteries ou aciéries qui vont basculer vers l’hydrogène décarboné sont des acteurs clés de la transition énergétique. Ces métiers centraux de la transition doivent être mis en lumière pour susciter plus de vocations car nous avons besoin de ces expertises.

Le prochain contrat de filière (2021-2023) sera présenté cet été. Quelles en sont les grandes lignes ?

Nous allons poursuivre le travail engagé. Dans un contexte différent, avec des ambitions européennes environnementales et industrielles bien supérieures à celles de 2019, avec un rôle de l’Europe accru et des moyens financiers sans commune mesure notamment grâce à « France relance » ou aux stratégies d’accélération des investissements d’avenir qui devraient donner lieu à des appels à projets cet été. L’ensemble des actions déjà menées va nous permettre de définir des stratégies sectorielles plus fines, notamment sur la rénovation énergétique, avec le lancement imminent d’un appel à manifestation sur les solutions de chauffage et de ventilation. Deux enjeux majeurs et transversaux vont être ajoutés dans ce nouveau contrat : travailler dans une plus grande synergie avec l’Europe et renforcer le maillage de nos expertises nécessaires à la maturité de nos filières, quitte à aller les chercher dans d’autres secteurs industriels grâce aux « Challenges énergie ». Nous allons également renforcer nos liens avec les territoires via les pôles de compétitivité et les conseils régionaux. Enfin, plusieurs nouveaux sujets vont être ajoutés, notamment l’intégration sectorielle des énergies ou le CCUS (carbon capture utilization and storage). Notre objectif, notre défi même, reste le même : transformer la transition énergétique en opportunité de réindustrialiser la France.

Crédit : CSF.